XIII

— Eh bien, commissaire, conclut Bob Morane, vous n’ignorez plus rien – du moins de ce que je sais – au sujet de Monsieur Ming, alias l’Ombre Jaune. Je vous ai dit comment je l’avais rencontré aux Indes, où nous recherchions tous deux le fabuleux trésor des sultans de Golconde, et comment je lui sauvai la vie. Je vous ai dit également comment Ming me remit le petit masque d’argent au front orné des caractères cabalistiques que vous connaissez et comment, une première fois, ce talisman me servit. Je vous ai rapporté aussi, par le détail, les événements de cette nuit, et la façon dont l’Ombre Jaune a pu s’échapper de la fumerie de Tsin-Le. Je ne crois pas avoir autre chose à vous dire.

Bob Morane, Sir Archibald Baywatter, le chef du Yard, Bill Ballantine et Jack Star se trouvaient réunis dans la chambre d’hôpital de ce dernier. Depuis le retour de Star qui, en compagnie de Ballantine avait, grâce au dévouement de Morane, réussi à échapper aux séides de Ming, cette chambre était sévèrement gardée par des détectives et des policemen, et il n’y avait plus à craindre une nouvelle tentative d’enlèvement.

Lorsque Morane eut fini de parler, le Commissioner se tourna vers Star, pour demander :

— Et vous, monsieur Star, allez-vous nous dire enfin pourquoi l’Ombre Jaune vous en voulait à ce point ?

Jack Star reposait sur son lit, pâle, certes, mais étant de constitution robuste, il ne semblait pourtant pas avoir trop souffert de ses pénibles aventures des dernières heures.

— Après la guerre, expliqua le blessé, comme l’action me manquait, je partis pour l’Asie, où je me livrai à certaines occupations qui, sans être réellement criminelles n’en demeurent pas moins légèrement en marge de la loi. Une de ces activités était le trafic de statues arrachées aux temples abandonnés dans la jungle, et qui, vendues aux riches collectionneurs d’Europe et des Etats-Unis, rapportent des bénéfices substantiels.

» Voilà deux ans environ, un gros antiquaire de Londres, dont je tairai le nom, m’apprit l’existence de ruines fort anciennes situées non loin des sources de l’Iraouaddi, à proximité de la frontière indo-birmane. Ces ruines étaient, paraît-il, riches en images sculptées de Nagas, ces démons-serpents de la mythologie brahmanique. Avant d’organiser une expédition, je partis donc seul, avec un guide et quelques mulets, pour les montagnes qui se dressent entre le Haut-Iraouaddi et la rivière Chindwin. Là, je découvris non seulement les ruines en question, mais un gigantesque repaire, mi-forteresse, mi-palais, perché comme un nid d’aigle au sommet d’un pic, et qui servait de quartier général à Monsieur Ming. Je fus capturé et mené devant le redoutable personnage, qui me condamna à mort. Mais Ming était si certain de me tenir en son pouvoir qu’avant de me faire exécuter, il me révéla ses plans terroristes. Il me fit également les honneurs de son repaire, me présentant à son équipe de savants, me faisant visiter ses laboratoires et sa petite usine atomique. Certes, Ming veut détruire la civilisation occidentale mais, se justifiant du faux principe suivant lequel tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins, il n’hésite pas à se servir des mêmes armes que l’adversaire.

» En me dévoilant ses plans, Monsieur Ming devait pourtant pêcher par excès de confiance. A la suite de circonstances qu’il serait trop long de rapporter ici, je réussis à fuir, échappant à toutes les poursuites. Sous un nom d’emprunt, j’allai me cacher en Afrique, puis en Amérique du Sud. Voilà quelques jours, croyant la menace conjurée, je regagnai Londres où, je l’ignorais, se trouvait Ming. Notre ennemi possède des services de renseignements fort bien organisés, et je fus aussitôt repéré. Par les journaux, j’avais incidemment appris la présence du commandant Morane à Londres. Me sentant traqué et connaissant sa réputation, je décidai de lui demander du secours, de lui conter mon aventure. Hélas, comme je me rendais nuitamment auprès de lui, je fus attaqué par les dacoïts de Ming, qui me laissèrent pour mort sur le pavé. En dépit de ma blessure, je réussis néanmoins à me traîner jusqu’à l’hôtel « Montaguë ». Vous connaissez la suite.

Quand Jack Star se fut tu, Sir Archibald demeura longuement soucieux. Ensuite, son visage s’éclaira.

— Notre ennemi nous a échappé, constata-t-il. Néanmoins, nous pouvons considérer ces dernières heures comme fructueuses. Hier encore, nous ignorions l’identité exacte de l’Ombre Jaune. Aujourd’hui, nous sommes renseignés à ce sujet. Plusieurs de ses repaires sont connus, donc devenus inutilisables. J’ai remis déjà les Masques Sacrés du Tibet à nos laboratoires et, avant longtemps, nous saurons de façon précise ce qui se cache sous cette histoire de talismans… Non, nous ne pouvons être mécontents des résultats…

Le chef du Yard se tourna vers Bob et continua :

— Ces premiers succès, c’est à vous que nous les devons, commandant Morane. Comme vous le voyez, j’ai été bien inspiré en vous demandant de collaborer avec mes services.

— Je ne suis pas seul à mériter vos félicitations, commissaire, dit Morane. Bill et Jack sont pour quelque chose dans les résultats acquis…

Il allait ajouter : « Et Miss Tania Orloff aussi », mais il s’abstint. Jusqu’ici, il n’avait pas parlé de la jeune femme au Commissioner, et il préférait continuer à se taire.

— Je compte demeurer quelque temps encore à Londres, commissaire, continua le Français. Si jamais l’Ombre Jaune refaisait parler de lui et si je pouvais encore vous être utile à quelque chose, n’hésitez pas à faire appel à moi. Ming m’a épargné cette nuit, mais je continue à penser néanmoins que c’est un être dangereux, prêt à tous les crimes pour satisfaire sa folie de rénovateur du monde, et qu’il faut le vaincre à tout prix.

Les quelques jours qui suivirent l’entretien qui vient d’être rapporté ne furent marqués par aucun incident. Les services de Scotland Yard avaient étudié les deux petits masques pris chez Madame Mo par Morane et Bill Ballantine, et on avait constaté que chacun de ces masques renfermait une certaine quantité d’isotopes radioactifs, ce qui expliquait leur stockage dans des boîtes de plomb. Une rapide enquête avait permis d’apprendre que, depuis un certain temps, un nombre assez important de femmes et d’hommes, atteints de leucémie, avaient dû être hospitalisés. Tous étaient porteurs, ou possédaient un Masque Sacré du Tibet. Maintenant que l’on connaissait les propriétés néfastes des masques, les desseins de Ming apparaissaient clairement. Usant de la crédulité humaine, il écoulait ainsi, grâce à Madame Mo et à des créatures de son espèce, les talismans mortels, dont l’action grossissait la vague de terrorisme que l’Ombre Jaune faisait déferler sur le monde moderne. Bien entendu, ces découvertes au sujet des Masques Sacrés furent communiquées sans retard à toutes les polices afin que ceux qui en assuraient la diffusion fussent aussitôt mis hors d’état de nuire.

Cette dernière découverte devait ancrer Morane dans la certitude qu’il était urgent d’éliminer le terrible Mongol. Mais comment ? Suivant l’affirmation du satanique personnage lui-même, il avait quitté Londres, et Bob n’avait aucune idée de l’endroit où il pouvait avoir trouvé refuge. Un matin cependant, alors qu’il s’habillait, le timbre du téléphone placé sur sa table de nuit vibra. Bob décrocha, et la standardiste de l’hôtel dit aussitôt :

— On vous demande au téléphone, monsieur Morane.

— Passez-moi la communication, répondit Bob.

Il y eut un déclic et quelqu’un – une femme – demanda :

— C’est bien le commandant Morane ?

— En personne ! dit le Français.

Il avait sursauté, ayant reconnu la voix de Tania Orloff.

— Je vais être fort brève, continua la métisse. Il – vous savez de qui je veux parler – prépare un vaste plan d’empoisonnement des populations : pollution des eaux, bonbons empoisonnés jetés dans la rue à l’intention des enfants, limonades rendues radioactives… Il faut à tout prix l’empêcher de mettre ce plan monstrueux à exécution !

— Pour cela, fit remarquer Morane, il faudrait savoir où Il se trouve.

— Je le sais… Au nord de l’Ecosse, dans les landes vallonnées de la côte, à proximité du cap Wrath, il y a le petit village de Dunwick. Un port de pêche en grande partie abandonné et habité encore par quelques familles de marins, mi-naufrageurs, mi-contrebandiers. C’est non loin de Dunwick qu’il se cache, au fond de souterrains, vestiges d’importantes carrières de plâtre aujourd’hui complètement abandonnées. Ces carrières lui appartiennent, car Il les a fait acheter par un prête-nom. Naturellement, toutes les entrées de ces mines sont gardées, sauf une, que je suis seule à connaître. Pour y parvenir, il faut, en quittant Dunwick par l’ouest, suivre le chemin qui longe la falaise et qui, au bout d’un kilomètre, se creuse et s’incurve vers l’intérieur des terres. Vous longerez ce chemin jusqu’au moment où vous apercevrez une vieille ferme, à laquelle on a donné le nom de « Ferme Rouge » à cause de la couleur de ses portes et de ses châssis de fenêtres. Au fond de la grange, sous un vieux tas de fagots pourris, vous trouverez une trappe. Un grossier escalier vous mènera à une galerie qu’il vous suffira de suivre. A un moment donné, cette galerie sera bouchée. Il vous sera aisé d’ouvrir le passage : je l’ai obstrué volontairement afin que personne ne puisse, après moi, découvrir cette entrée secrète. A partir de là, le chemin qui mène jusqu’à Lui sera marqué par de petites croix que j’ai tracées au charbon de bois sur les madriers de soutènement. Allez là-bas, et tuez-le avant que de nouvelles victimes innocentes soient immolées… Avez-vous bien retenu tout ce que je vous ai dit ?

— J’ai bien retenu. Une chose encore : puis-je avertir Scotland Yard ?

— Vous le pouvez. Avant, j’aurais répugné à livrer mon oncle à la police, mais il faut à présent tout mettre en œuvre pour l’empêcher de nuire encore. Prenez garde à vous. Adieu, commandant Morane.

— Attendez !… Je…

La communication avait été coupée. Bob raccrocha le combiné et demeura songeur. La voix de Bill Ballantine, qui avait pénétré dans la chambre sans qu’il s’en fût rendu compte, le fit sursauter.

— Que se passe-t-il, commandant ?

— Ce qui se passe, Bill ? On vient de m’indiquer l’endroit où se cache Ming, tout simplement. Je dois m’y rendre pour le tuer.

— Un piège, commandant.

Mais Morane eut un signe de tête négatif.

— Non, pas un piège. La personne qui vient de me téléphoner est Miss Orloff. A plusieurs reprises, elle m’a sauvé la vie, et elle ne possède aucune raison de me tromper. Nous allons partir pour Dunwick. Ainsi tu pourras revoir ta vieille Ecosse plus tôt que tu ne le pensais. A moins que tu préfères ne pas m’accompagner dans cette expédition.

Ballantine se mit à rire.

— Vous voulez plaisanter, commandant ? Pour rien au monde, je ne voudrais manquer cette partie de plaisir.

Et, en lui-même, le colosse songeait : « D’ailleurs, il faudra bien que quelqu’un se charge de Ming. Comme je connais mon commandant Morane, il ne se décidera jamais à tuer quelqu’un sans être en état de légitime défense. Moi si… Une vermine comme l’Ombre Jaune doit être écrasée sans pitié ».

— Eh bien, en route donc pour Dunwick ! s’était exclamé Bob. Mais, avant tout, prenons quelques petits arrangements avec notre vieil ami Archibald Baywatter !